La véridique histoire d'une voyageuse perdue dans la forêt des Amazones

En octobre 1769, une Créole du Pérou quitte son hacienda à la tête de trente et un porteurs pour ne plus jamais revenir. Elle s’enfonce dans la forêt d’Amazonie... Son but est de rejoindre son mari, qui se trouve alors en Guyane − un mari français, Jean Godin des Odonais, qu’elle n’a pas vu depuis vingt ans.

Mais son expédition se perd, et les voyageurs meurent tous les uns après les autres dans des conditions atroces... tous sauf Doña Isabel. Seule dans la forêt, elle marche pendant près de deux semaines (ou trois mois selon les sources) avant d’arriver à demi-morte à la mission chrétienne d’Andoas.

Comment a-t-elle pu survivre ? Elle a marché « portée par le désir de revoir un époux tendrement aimé », dira Jean Godin des Odonais. Et répéteront à sa suite tous les auteurs qui s’intéresseront à cette histoire classée dans les exemples magnifiques d’amour conjugal. Le dernier en date : Bernard Giraudeau, dans Cher amour.
Pourtant, les raisons de douter sont nombreuses et solides (voyez plus bas à droite). Que s'est-il réellement passé dans la forêt en ce mois d'octobre 1769 ?

Le texte de Jean Godin des Odonais

Voici mot à mot le texte que Jean Godin des Odonais envoya à la demande de Charles de La Condamine pour décrire l'étrange aventure vécue par son épouse Dona Isabel. C'est à cette source que se fièrent les écrivains intéressés par le sujet, malgré ses incohérences et contradictions.   

Vous me demandez monsieur une relation du voyage de mon épouse par le fleuve des Amazones, la même route que j’ai suivi auprès de vous. Les bruits confus qui vous sont parvenus, des dangers auxquels elle s’est vue exposée et dont elle seule, de huit personnes, est échappée, augmentent votre curiosité. J’avais résolu de n’en parler jamais, tant le souvenir m’en est douloureux ; mais le titre de votre ancien compagnon de voyage, titre dont je me fais honneur, la part que vous prenez à ce qui me regarde, et les marques d’amitié que vous me donnez ne me permettent pas de refuser de vous satisfaire.
Nous débarquâmes à La Rochelle, le 26 juin dernier (1773), après soixante-cinq jours de traversée, ayant appareillé de Cayenne le 21 avril. A notre arrivée, je m’informai de vous et j’appris que vous n’y étiez plus depuis quatre à cinq mois. Ma femme et moi vous donnâmes des larmes que nous avons essuyées avec toutes la joie possible en reconnaissant qu’à La Rochelle, on lit moins les journaux littéraires, et les nouvelles des académies, que les gazettes de commerce. Recevez, monsieur notre félicitation ainsi que madame de La Condamine, à qui nous vous prions de faire agréer nos respects.
Vous vous souviendrez que, la dernière fois que j’ai eu l’honneur de vous voir, en 1742, lorsque vous partîtes de Quito, je vous dis que je comptais prendre la même route que vous alliez suivre, celle du fleuve des Amazones, autant par le désir que j’avais de connaître cette route que pour procurer à mon épouse la voie la plus commode pour une femme, en lui préparant un long voyage par terre dans un pays de montagne où les mules sont l’unique voiture. Vous eûtes l’attention, dans le cours de votre navigation, de donner avis dans les missions espagnoles et portugaises établies sur ses bords, qu’un de vos camarades devait vous suivre ; il n’en avaient pas perdu le souvenir plusieurs années après votre départ. Mon épouse désirait beaucoup de venir en France ; mais les grossesses fréquentes ne me permettaient pas de l’exposer, pendant les premières années, aux fatigues d’un si long voyage. Sur la fin de 1748, je reçus la nouvelles de la mort de mon père ; et voyant qu’il m’était indispensable de mettre ordre à des affaires de famille, je résolus de me rendre à Cayenne seul, en descendant le fleuve et de tout disposer pour faire prendre commodément la même route à ma femme. Je partis en mars 1749, de la province de Quito, laissant mon épouse grosse. J’arrivai en avril 1750 à Cayenne. J’écrivis aussitôt à M. Rouillé, alors ministre de la marine et le priai de m’obtenir des passeports et des recommandations de la cour de Portugal pour remonter l’Amazone aller chercher ma famille et l’amener par la même route. Un autre que vous, monsieur serait surpris que j’aie entrepris si lentement un voyage de quinze cents lieues uniquement pour en préparer un autre, mais vous savez que dans ce pays-là les voyages exigent moins d’appareil qu’en Europe. Ceux que j’avais fait depuis douze ans, en reconnaissant le terrain de la méridienne de Quito, en posant des signaux sur les plus hautes montagnes, en allant et en revenant à Carthagène, m’avaient aguerri ; je profitais de cette occasion pour envoyer plusieurs morceaux d’histoire naturelle au jardin du cabinet du roi, entre autres la graine de salse-pareille, la butua dans les cinq espèces, et une grammaire imprimée à Lima, de la langue des Incas, dont je faisais présent à M. de Buffon, de qui je n’ai reçu aucune réponse. Par celle dont M. Rouillé m’honora, j’appris que sa majesté trouvait bon que MM les gouverneurs et les intendants de Cayenne me donnassent les recommandations pour le gouverneur du Para. Je vous écrivis alors, monsieur, et vous eûtes la bonté de solliciter mes passeports. Vous m’envoyâtes aussi une lettre de recommandation de M. le commandeur de La Cerda, ministre du Portugal en France, pour le gouverneur du Para, et une lettre de M. l’abbé de la Ville qui vous marquait que mes passeports étaient envoyés à Lisbonne, et envoyés au para. J’en demandai des nouvelles au gouverneur de cette place, qui me répondit n’en avoir aucune connaissance. Je répétai mes lettre à M. Rouillé, qui ne se trouva plus dans le ministère. Depuis ce temps, j’ai sollicité quatre, cinq six fois chaque année, pour avoir les passeports et toujours infructueusement. Plusieurs de mes lettres ont été perdues ou interceptées pendant la guerre. Je n’en puis douter, puisque vous avez cessé de recevoir les miennes, quoique j’aie continué à vous écrire. Enfin, ayant ouï dire que le comte d’Hérouville avait la confiance de M. le duc de Choiseul, je m’avisai en 1765 d’écrire au premier sans avoir l’honneur d’en être connu ; je lui marquai en peu de mots qui j’étais et le suppliai d’intercéder pour moi auprès de M. de Choiseul, au sujet des passeports. Je ne puis attribuer qu’aux bontés de ce seigneur le succès de ma démarche ; puisque le dixième mois, à compter de la date de ma lettre à M. le comte d’Hérouville, je vis arriver à Cayenne une galiote pontée, armée au Para, par ordre du roi de Portugal, avec un équipage de trente rameurs, et commandée par un capitaine de la garnison de Para, chargée de m’y conduire, et du Para, en remontant le fleuve, jusqu’au premier établissement espagnol, pour y attendre mon retour, et me ramener à Cayenne avec ma famille : le tout aux frais de sa majesté très fidèle ; générosité vraiment royale et peu commune, même parmi les souverains. Nous partîmes de Cayenne les deniers jours de novembre 1765, pour aller prendre mes effets à Oyapock, où je résidais. Je tombai malade, et même assez dangereusement. M. de Rebello, chevalier de l’ordre de Christ et commandant de la galiote eut la complaisance de m’attendre six semaines. Voyant que je n’étais pas en état de m’embarquer et craignant d’abuser de la patience de cet officier, je le priai de se mettre en chemin et me permettant d’embarquer quelqu’un que je chargerais de mes lettres et de tenir ma place pour soigner ma famille au retour. Je jetai les yeux sur Tristan d’Orcaval, que je connaissais depuis longtemps, et que je crus propre à remplir mes vues. Le paquet dont je le chargeai contenait des ordres du père général des jésuites, au provincial de Quito et au supérieur des missions de Maïnas, de faire fournir les canots et équipages nécessaires pour le voyage de mon épouse. La commission dont je chargeais Tristan était uniquement de porter ces lettres au supérieur résident à la Laguna, chef-lieu des missions espagnoles de Maïnas, que je priais de faire tenir mes lettres à Riobamba, afin que mon épouse fût avertie de l’armement fait par ordre du roi de Portugal, à la recommandation du roi de France, pour la conduire à Cayenne. Tristan n’avait d’autre chose à faire sinon d’attendre à la Laguna la réponse de Riobamba. Il partit du poste d’Oyapok sur le bâtiment portugais le 24 janvier 1766. Il arriva à Loreto, premier établissement espagnol, dans le haut du fleuve, au mois de juillet ou d’août de la même année. Loreto est une mission nouvellement fondée au-dessous de celle de Pévas, et qui ne l’était pas encore lorsque vous descendîtes la rivère en 1743, ni même lorsque je suivis la même route en 1749, non plus que la mission de Tavatinga, que les Portugais ont aussi fondée au-dessus de Sanpablo, qui était leur dernier établissement en remontant. Pour mieux entendre ceci, il ferait bon d’avoir sous les yeux la carte que vous avez levée du cours de l’Amazone ou de la province de Quito insérée dans votre journal historique de voyage à l’équateur. L’officier portugais, M. de Rebello, après avoir débarqué Tristan à Loreto, revint à Tavatinga, suivant les ordres qu’il avait reçus d’attendre l’arrivée de Mme Godin, et Tristan, au lieu de se rendre à la Laguna, chef lieu des missions espagnoles et d’y remettre mes lettres au supérieur, ayant rencontré à Loreto un missionnaire jésuite, espagnol nommé le père Xesquen qui retournait à Quito, lui remit le paquet de lettres par une bévue impardonnable et qui a toute l’apparence de la mauvaise volonté. Le paquet était adressé à la Laguna, à quelques journée de distance du lieu où se trouait Tristan : il l’envoya à près de cinq cents lieues plus loin, au-delà de la Cordillère, et il reste dans les missions portugaises à faire le commerce. Remarquez qu’outre divers effets dont je l’avais chargé pour m’en procurer le début, je lui avais remis plus que suffisamment de quoi subvenir aux dépenses du voyage dans les missions d’Espagne. Malgré la mauvaise manœuvre, un bruit vague se répandit dans la province de Quito et parvint jusqu’à Mme Godin, qu’il était venu non-seulement des lettres pour elle qui avaient été remises à un père jésuite mais qu’il était arrivé, dans les missions les plus hautes de Portugal une barque armée par ordre de sa majesté portugaise pour la transporter à cayenne. Son frère religieux de Saint-Augustin, conjointement avec le père Férol, provincial de l’ordre de Saint-Dominique, firent de grandes instances au provincial des jésuites pour recouvrer ces lettres ; le jésuite comparut et dit les avoir remises à un autre ; celui-ci se disculpa de la même manière sur ce qu’il en avait chargé un troisième ; mais quelques diligences qu’on pût faire, le paquet n’a jamais paru ; je vous laisse à penser l’inquiétude où se trouva ma femme, sans savoir le parti qu’elle avait à prendre. On parlait diversement dans le pays de cet armement ; les uns y ajoutaient foi, les autres doutaient de sa réalité. Se déterminer à faire une si longue route, arranger en conséquence ses affaires domestiques, vendre les meubles d’une maison sans aucune certitude, c’était mettre tout au hasard. Enfin, pour savoir à quoi s’en tenir, madame Godin résolut d’envoyer aux missions un nègre d’une fidélité éprouvée. Le nègre part avec quelques Indiens de compagnie, et après avoir fait une partie du chemin, il est arrêté et obligé de revenir chez sa maîtresse qui l’expédia une seconde fois avec de nouveaux ordres et de plus grandes précautions. Le nègre retourne, surmonte les obstacles, arrive à Loreto, voit Tristan et lui parle, il revient avec la nouvelle que l’armement du roi de Portugal était certain et que Tristan était à Loreto. Madame Godin se détermina pour lors à se mettre en chemin ; elle vendit ce qu’elle put de ses meubles, laissa le reste ainsi que sa maison de Riobamba, le jardin et les terres de Guaslen, un autre bien entre Galté et Maguazo, à son beau-frère. On peut juger du long temps qu’il s’écoula depuis le mois de septembre 1766, que les lettres furent remises au jésuite par le temps qu’exigèrent le voyage de ce père à Quito les recherches pour retrouver le paquet passé de main en main, l’éclaircissement des bruits répandus dans la province de Quito et parvenues à madame Godin à Riobamba ses incertitudes les deux voyages de son nègre à Loreto son retour à Riobambam, la vente des effets d’une maison, et les préparatifs d’un si long voyage ; aussi ne put-elle partir de Riobamba, quarante lieues au sud de Quito, que le premier octobre 1769.
Le bruit de l’armement portugais s’était entendu jusqu’à Guayaquil et sur les bords de la mer du Sud puisque le sieur R…, soi-disant médecin français qui revenait du haut Pérou et allait à Panama ou Porto-Bello chercher un embarquement pour passer à Saint-Domingue ou à la Martinique ou du moins à La Havane, et de là en Europe, ayant fait échelle dans le golfe de Guayaquil à la pointe Sainte-Hélène, apprit qu’une dame de Riobamba se disposait à partir pour le fleuve des Amazones et s’y embarquer sur un bâtiment armée par ordre du roi de Portugal pour la conduire à Cayenne. Il changea aussitôt de route, monta la rivière de Guayaquil et vint à Riobamaba demander à madame Godin qu’elle voulut bien lui accorder passage lui promettant qu’il veillerait sur sa santé ; et aurait pour elle toutes sortes d’attentions ; elle lui répondit d’abord qu’elle ne pouvait pas disposer du bâtiment qui était venue la chercher. Le sieur R… eut recours aux deux frères de madame Godin, qui firent tant d’insistance à leur sœur en lui représentant qu’un médecin pouvait lui être utile dans une si longue route qu’elle consentit à l’admettre dans sa compagnie. Se deux frères qui partaient aussi pour l’Europe ne balancèrent pas à suivre leur sœur pour se rendre plus promptement l’un à Rome où les affaires de son ordre l’appelaient, l’autre en Espagne pour ses affaires particulières. Celui-ci amenait un fils de neuf à dix ans, qu’il voulait faire élever en France. M. de Grandmaison, mon beau-père, avait déjà pris les devants pour tout disposer sur la route de sa fille, jusqu’au lieu de l’embarquement au-delà de la grande Cordelière. Il se trouva d’abord des difficultés de la part du président et capitaine général de la province de Quito. Vous savez, monsieur, que la voie de l’Amazone est défendue par le roi d’Espagne ; mais les difficultés furent bientôt levées. J’avais apporté à mon retour de Carthagène,où j’avais été envoyé en 1740, pour les affaires de notre compagnie un passeport du vice-roi de Santa-Fé, don Sébastien de Esclava, qui nous laissait la liberté de prendre la route qui nous paraîtrait le plus convenable ; aussi le gouverneur espagnol de la province de Maïnas et d’Omaguas, prévenue de l’arrivée de mon épouse, eut la politesse d’envoyer à sa rencontre un canot avec des rafraîchissements comme fruits laitage et qui l’atteignit à peu de distance de la peuplade d’Omaguas ; mais quelles traverses, quelles horreurs devaient précéder cet heureux moment ! Elle partit de Riobamba, lieu de sa résidence avec son escorte le premier octobre 1769 ; ils arrivèrent à Canelos, lieu de l’embarquement sur la petite rivière de Bobonaza, qui tombe dans celle de Pastaza et celle-ci dans l’Amazone. M. de Grandmaison qui les précéda d’environ un mois, avait trouvé le village de Canelos peuplé de ses habitants et s’était aussitôt embarqué pour continuer sa route et prévenir des équipages à l’arrivée de sa fille dans tous les lieus de son passage. Comme il la savait bien accompagnée de ses deux frères, d’un médecin, de son nègre et de trois domestiques, mulâtresse ou indiennes, il avait continué sa route jusqu’aux missions portugaises. Dans cet intervalle, une épidémie de petite vérole, maladie que les Européens ont porté en Amérique et plus funeste aux Indiens que la peste, qu’il ne connaissent pas, ne l’est au levant, avait fait déserté toues les habitants d’un village de Canelos qui avaient vu mourir ceux que ce mal avait attaqués les premiers ; les autres ‘étaient dispersés au loin dans les bois, où chacun d’eux avait son abattis ; c’est leur maison de campagne. Ma femme était partie avec une escorte de trente-un Indiens, pour la porter elle et son bagage. Vous savez que le chemin, le même qu’avait pris don Pedro Maldonado aussi parti de Riobamba pour se rendre à la Laguna, où vous vous étiez donné rendez-vous, que ce chemin dis-je, n’est pas praticable même pour des mulets ; que les hommes en état de marcher le font à pied, et que les autres se font porter ; les Indiens que madame Godin avait amenés, et qui étaient payés d’avance, suivant la mauvaise coutume du pays, à laquelle la méfiance quelquefois bien fondée de ces malheureux a donné lieu, à peine arrivés à Canelos, retournent sur leurs pas, soit par la crainte du mauvais air, soit de peur qu’on ne les obligeât à s’embarquer, eux qui n’avaient jamais vu un canot que de loin ; il ne pas même chercher de si bonnes raison raisons pour désertion ; vous savez monsieur combien de fois ils nous ont abandonnés sur nos montagnes sans le moindre prétexte, pendant le cours de nos opérations ? Quel parti pouvait prendre ma femme en cette circonstance ? Quand il lui eut été possible de rebrousser chemin, le désir d’aller joindre cette barque disposée pour la recevoir par ordre des deux souverains, celui de revoir un époux après vingt ans d’absence, lui firent braver tous les obstacles dans l’extrémité où elle se trouvait réduite.
Il ne restait plus dans le village que deux Indiens échappés à la contagion ; ils étaient sans canot. Ils promirent de lui en faire un et de la conduire à la mission d’Andoas, environ douze journées plus bas, en descendant la rivière de Bobonaza, distance qu’on peut estimer de cent quarante à cent cinquante lieues ; elle les paya d’avance : le canot achevé, ils partent tous de Canelos, ils naviguent deux jours ; on s’arrête pour passer la nuit. Le lendemain matin, les deux indiens avaient disparu ; les troupe infortunée se remarque dans guide et la première journée se passe sans accident. Le lendemain, sur le midi, ils rencontrent un canot arrêté dans un petit port voisin d’un carbet[1] ; Ils trouvent un indien convalescent qui consentit d’aller avec eux et de tenir le gouvernail. Le troisième jour, voulant ramasser le chapeau du sieur R… qui était tombé à l’eau, l’Indien y tombe lui-même ; il n’a pas la force de gagner le bord et se noie. Voilà le canot dénué de gouvernail et conduit par des gens qui ignoraient la moindre manœuvre : aussi fut-il bientôt inondé, ce qui les obligea de mettre à terre et d’y faire un carbet. Ils n’étaient plus qu’à cinq ou six journées d’Andoas. Le sieur R… s’offrit à y aller et partir avec un autre Français de la compagnie, et le fidèle nègre de madame Godin, qu’elle leur donna pour les aider ; le sieur R… eut grand soin d’emporter ses effets. J’ai reproché depuis à mon épouse de n’avoir pas aussi envoyé un de ses frères avec le sieur R… chercher du secours à Andoas , elle m’a répondu que ni l’un ni l’autre n’avaient voulu se rembarquer dans le canot, après l’accident qui leur était arrivé ; le sieur R… avait promis en partant à madame Godin et à ses frères que, sous quinze jours, ils recevraient un canot et des Indiens. Au lieu de quinze ils en attendirent vingt-cinq ; et ayant perdu l’espérance à cet égard, ils firent un radeau sur lequel ils se mirent avec quelques vivres et effets. Ce radeau, mal conduit aussi, heurta contre une branche submergée et tourna. Effets perdus et tout le monde à l’eau. Personne ne périt, grâce au peu de largeur de la rivière en cet endroit. Madame Godin, après avoir plongé deux fois fut sauvée par ses frères. Réduits à une situation encore plus triste que la première, ils résolurent tous de suivre à pied le bord de la rivière. Quelle entreprise ! Vous savez monsieur que les bords de ces rivières sont garnis de bois fourrés d’herbes, de lianes d’arbustes où l’on ne peut se faire jour que la serpe à la main, en perdant beaucoup de temps. Ils retournent à leur carbet, prennent les vivres qu’il y avaient laissés, et se mettent en route à pied ; il s’aperçoivent en suivant le bord de la rivière que ses sinuosités allongent beaucoup leur chemin, ils entrent dans les bois pour les éviter et peu de jours après, ils s’y perdent. Fatigués de tant de marches dans l’âpreté d’un bois si incommode pour ceux même qui y sont faits, blessés aux pieds par les ronces et les épines leurs vivres finis, pressés par la soif, ils n’avaient d’autre ressources que quelques graines, fruits sauvages et choux palmistes. Enfin, épuisés par la faim, l’altération la lassitude, les forces leur manquent. Ils succombent. Ils s’asseyent et ne peuvent plus se relever. Là ils attendent leurs derniers moments ; en trois ou quatre jours, ils expirent l’un après l’autre. Madame Godin, étendue à côté de ses frères et de ces autres cadavres, resta deux fois vingt-quatre heures étourdie, égarée, anéantie et cement tourmentée d’une soif ardente. Enfin, la providence, qui voulait la conserver, lui donna le courage et la force de se traîner et d’aller chercher le salut qui l’attendait. Elle se trouvait sans chaussures, demi-nue : deux mantilles et une chemise en lambeau par les ronces, la couvraient à peine. Elle coupa les souliers de ses frères, s’en attacha les semelles aux pieds. Ce fut à peu près du 25 ou 30 décembre 1769 que cette troupe infortunée périt au nombre de sept. J’en juge par des dates postérieures, bien constatées et sur ce que la seule victime échappée à la mort m’a dit que ce fut neuf jours après avoir quitté le lieu où elle avait vu ses frères et ses domestiques rendre les derniers soupirs qu’elle parvint au bord du Bobonaza. Il est vraisemblable que ce temps parut très long. Comment, dans cet état d’épuisement et de disette, une femme délicatement élevée, réduite à cette extrémité put-elle conserver la vie ne fut-ce que quatre jours ? Elle m’a assuré qu’elle a été seule dans le bois dix jours dont deux à côté de ses frères, attendant elle-même son dernier moment et les autres huit à se traîner ça et là. Le souvenir du long affreux spectacle dont elle avait été témoin l’horreur de la solitude et de la nuit dans un désert, la frayeur de la mort toujours présente à ses yeux, frayeur que chaque instant devait redoubler, firent sur elle une telle impression que ses cheveux blanchirent. Le deuxième jour de sa marche, qui ne pouvait pas être considérable, elle trouva de l’eau et les jours suivants quelques fruits sauvages et quelques œufs verts qu’elle ne connaissait pas mais que j’ai reconnus par la description qu’elle m’en a faite pour des œufs de perdrix[2] à peine elle pouvait avaler tant l’œsophage s’était rétréci par la privation des aliments. Ceux que le hasard lui faisait rencontrer suffirent pour sustenter son squelette. Il était temps que le secours qui lui était réservé parût.
Si vous lisiez dans un roman, qu’une femme délicate, accoutumée à jouir de toutes les commodités de la vie, précipitée dans une rivière, retirée à demi noyée, s’enfonce dans un bois elle huitième, sans route, et y marche plusieurs semaines, se perd, souffre la faim, la soif, la fatigue, jusqu’à l’épuisement, voit expirer ses deux frères beaucoup plus robustes qu’elle une neveu à peine sorti de l’enfance, trois jeunes femmes, ses domestiques, une jeune valet, du médecin qui avait pris les devants ; qu’elle survit à cette catastrophe, qu’elle reste seule deux jours et deux nuits entre ces cadavres, dans des cantons où abondent les tigres et beaucoup de serpents très dangereux[3] sans avoir jamais rencontré un seul de ces animaux ; qu’elle se relève , se met en chemin couverte de lambeaux, errante dans un bois sans route, jusqu’au huitième jour qu’elle se toue sur le bord du Bobonaza, vous accuseriez l’auteur du roman de manque à la vraisemblance ; mais un historien ne doit à son lecteur que la simple vérité. Elle est attestée par les lettres originales que j’ai entre les mains de plusieurs missionnaires de l’amazone qui ont pris part à ce triste événement, dont je n’ai eu d’ailleurs que trope de preuves, comme vous le verrez par le suite de ce récit. Ces malheurs ne seraient point arrivés si Tristan n’eût pas été un commissionnaire infidèle. Si au lieu de s’arrêter à Loreto, il avait porté mes lettres au supérieur à la Laguna, mon épouse eut trouvé comme son père le village de Canelos peuplé d’Indiens et un canot prêt pour continuer sa route.
Ce fut donc le huit ou neuvième jour suivant le compte de madame Godin qu’après avoir quitté le lieu de la scène funeste, elle se trouva sur les bords du Bobonaza à la pointe du jour ; elle entendit du bruit à environ deux cents pas d’elle. Un premier mouvement de frayeur la fit d’abord se renfoncer dans le bois mais faisant réflexion que rien ne pouvait lui arriver de pis que son état actuel et qu’elle n’avait par conséquent rien à craindre, elle gagna le bord et vit deux Indiens qui poussaient un canot à l’eau. Il est d’usage, lorsqu’on met à terre pour faire nuit, d’échouer en tout ou en partie les canots pour éviter les accidents. Et en effet, un canot à flot pendant la nuit et dont l’amarre casserait s’en irait à la dérive et que deviendraient ceux qui dorment tranquillement à terre, les Indiens aperçurent de leur côté madame Godin et vinrent à elle. Elle les conjura de la conduire à Andoas. Ces Indiens, retirés depuis longtemps de Canelos avec leurs femmes pour la contagion de la petite vérole, venaient d’un abattis qu’ils avaient au loin et descendaient à Andoas. Ils reçurent mon épouse avec des témoignages d’affection, la soignèrent et la conduisirent à ce village. Elle aurait pu s’arrêter quelques jours, pour se reposer et l’on peut juger qu’elle avait grand besoin, mais indignée du procédé du missionnaire à la merci duquel elle se trouvait livrée et avec lequel, pour cette raison même, elle se vit obligée de dissimuler, elle ne voulut pas prolonger son séjour à Andoas, et n’y eut même pas passé la nuit s’il lui eut été possible d’agir autrement.
Il venait d’arriver une grande révolution dans les missions de l’Amérique espagnole dépendantes de Lima, de Quito et Charcas et du Paraguay, desservies et fondées par les jésuites depuis un et plusieurs siècles. Un ordre imprévu de la cour de Madrid les avait expulsés de tous leurs collèges et de leurs missions. Ils avaient tous été arrêtés, embarqués et envoyés dans l’Etat du pape. Cet événement n’avait pas causé plus de trouble que n’eut fait le changement d’un vicaire de village. Les jésuites avaient été remplacés par des prêtres séculiers. Tel était celui qui remplissait les fonctions des missionnaires à Andoas, et dont je cherche à oublier le nom, madame Godin, dénuée de tout, et ne sachant comment témoigner sa reconnaissance aux deux Indiens qui lui avaient sauvé la vie, se souvint qu’elle avait au col, suivant l’usage du pays, deux chaînes d’or du poids d’environ quatre onces ; elle en donna une à chaque indiens, qui crut voir les cieux ouverts ; mais le missionnaires, en sa présence même, s’empara des deux chaînes et les remplaça en donnant aux indiens trois ou quatre aunes de cette grosse toile de coton fort claire, que vous savez qui se fabrique dans le pays, qu’on nomme tucuyo. Ma femme fut si irritée de cette inhumanité qu’elle demanda à l’instant même un canot et un équipage et partit dès le lendemain pour la lagune. Une Indienne d’Andoas lui fit un jupon de coton qu’elle envoya payer dès qu’elle fut arrivée à Laguna et qu’elle conserve précieusement ainsi les semelles des souliers de ses frères dont elle s’était fait des sandales ; triste monument qui m’est devenu cher ainsi qu’à elle.
Pendant qu’elle errait dans les bois, son fidèle nègre remontait la rivière avec les Indiens d’Andoas, qu’il amenait à son secours. Le sieur R… plus occupé de ses affaires personnelles que de presser d’expédition du canot qui devait rendre la vie à ses bienfaiteurs, à peine arrivé à Andoas, en était parti avec son camarade et son bagage et s’était rendu à Omaguas. Le nègre arrivé au carbet où il avait laissé sa maîtresse et ses frères suivit leurs traces dans les bois avec les Indiens du canot jusqu’à la rencontre des corps morts déjà infectes et méconnaissables. A cet aspect, persuadés qu’aucun n’avait échappé à la mort, le nègre et les indiens reprirent le chemin du carbet et recueillirent tout ce qu’on y avait laissé et revinrent à Andoas avant que ma femme y fut arrivée. Le nègre à qui il ne restait plus de doutes sur la mort de sa maîtresse alla trouver le sieur R… à Omaguas et lui remit toues les effets dont il s’était chargé ? Celui-ci n’ignorait pas que M. de Grandmaison, arrivé à Loreto, y attendait ses enfants avec impatience. Une lette de Tristan que j’avais entre les mains prouve même que mon beau-père, informé de l’arrivée du nègre Joachim, recommandait à Tristan de l’aller chercher et de le lui amener ; mais ni Tristan ni le sieur R… ne jugèrent pas à propos de satisfaire mon beau-père et loin de se conformer à son désir, le sieur R… de son autorité renvoya le nègre à Quito en gardant les effets qu’il avait rapportés.
Vous savez, monsieur, que la Laguna n’est pas située sur le bord de l’Amazone, mais à quelques lieues en remontant le Guallaga, l’une des rivières qui grossissent le fleuve de leurs eaux. Joachim, congédié par le sieur R…, n’eut garde d’aller rechercher à la Laguna sa maîtresse qu’il croyait morte. Il retourna droit à Quito ; ce nègre était perdu pour elle et pour moi. Vous n’imagineriez pas quelle raison m’a depuis alléguée le sieur R… pour se disculper d’avoir renvoyé un domestique fidèle et qui nous était si nécessaire. « Je craignais, me dit-il, qu’il ne m’assassinât. » Qui pouvait, lui répliquai-je, vous donner un tel soupçon d’un homme dont vous connaissez le zèle et la fidélité, et qui avait navigué avec vous pendant longtemps ? Si vous craigniez qu’il ne vous vît de mauvais œil et qu’il ne vous imputât la mort de sa maîtresse, que ne l’envoyiez-vous à M. de Grandmaison, qui le réclamait, et qui n’était pas loin de vous ? Que ne le faisiez-vous au moins mettre aux fers ? Vous étiez chez le gouverneur d’Omaguas qui vous aurait prêté main-forte ; j’ai de tout cela certificat de M. d’Albanet, commandeur d’Oyapock en présence de qui je fis ces reproches au sieur R… et ce certificat est légalisé par le juge de Cayenne.
Pendant ce temps, madame Godin, avec le canot et les Indiens d’Andoas, était arrivée à la Laguna, où elle fut reçue avec toute l’affabilité possible par le docteur Roméro, nouveau supérieur des missions, qui, par ses bons traitements pendant environ six semaines qu’elle y séjourna, n’oublia rien pour rétablir sa santé fort altérée, et pour les distraire du souvenir de ses malheurs. Le premier soin du docteur Roméro fut de dépêcher un exprès au gouverneur d’Omaguas pour lui donner avis de l’arrivée de madame Godin, et l’état de langueur où elle se trouvait. Sur cette nouvelle, le sieur R… qui lui avait promis tous ses soins ne put se dispenser de la venir trouver, et lui apporta quatre assiettes d’argent, un pot à boire, une jupe de velours, une de persienne, une autre de taffetas, quelques linge et nippes, tant à elle qu’à ses frères, en ajoutant que toute le reste était pourri. Il oubliait que des tabatières, des reliquaires d’or, et des pendants d’oreilles d’émeraudes ne pourrissent point, non plus que d’autres effets de cette nature ou qui sont dans le même cas. Si vous m’aviez ramené mon nègre, ajouta madame Godin, je saurais de lui ce qu’il a fait des effets qu’il a dû trouver dans le carbet. A qui voulez-vous que j’en demande compte ? Allez, monsieur, il ne m’est pas possible d’oublier que vous êtes l’auteur de mes malheurs et de mes pertes : prenez votre parti, je ne puis plus vous garder en ma compagnie. Mon épouse n’était que trop bien fondée, mais les insistances de M. Romero, à qui elle n’avait rien à refuser et qui représenta que si elle abandonnait le sieur R… il ne saurait que devenir triomphèrent de la répugnance et elle consentit enfin à permettre au sieur R… de la suivre.
Quand madame Godin fut un peu rétablie, M. Romero écrivit à M. de Grandmaison qu’elle était hors de danger ; qu’il eut à lui envoyer Tristan pour la conduire à bord de la barque de Portugal. Il écrivit aussi au gouverneur qu’il avait représenté à madame Godin dont il louait le courage et la piété qu’elle ne faisait que de commencer un long et pénible voyage, quoiqu’elle eut fait quatre cents lieues et plus ; qu’il lui restait quatre ou cinq fois autant jusqu’à Cayenne ; qu’à peine échappée de la mort elle allait s’exposer à de nouveaux risques ; qu’il lui avait offert de la faire reconduire en toute sûreté à Riobamba sa résidence ; mais qu’elle lui avait répondu qu’elle était étonnée de la proposition qu’il lui faisait ; que Dieu l’avait préservée seule des périls où tous les siens avaient succombé ; qu’elle n’avait d’autre désir que de joindre son mari ; qu’elle ne s’était mise en route qu’à cette intention, et qu’elle croirait contrarier les vues de la providence en rendant inutile l’assistance qu’elle avait reçue de ses deux chers Indiens et de leurs femmes, ainsi que tous les secours que lui-même, M. Romero lui avait prodigués ; qu’elle leur devait la vie à tous, et que Dieu seul pouvait les récompenser. Ma femme m’a toujours été chère mais de pareils sentiments m’ont fait ajouter le respect à la tendresse. Tristan n’arrivant point, M. Romero, après l’avoir attendu inutilement, arma un canot et donna ordre de conduire madame Godin à bord du bâtiment du roi de Portugal sans s’arrêter en aucun endroit. Ce fut alors que le gouverneur d’Omaguas, sachant qu’elle descendait le fleuve et ne devait mettre  terre nulle part, envoya un canot à sa rencontre avec quelques rafraîchissements.
Le commandant portugais, M. de Rebello, en ayant eu avis, fit armer une pirogue commandée par deux de ses soldats et munie de provisions, avec ordre d’aller au-devant de madame Godin. Ils la joignirent au village de Pévas. Cet officier pour remplir plus exactement encore les ordres du roi son maître, fit remonter avec beaucoup de peine son bâtiment, en doublant les rameurs, jusqu’à la mission espagnole de Loreto, où il la reçut à son bord. Elle m’a assuré que, depuis ce moment jusqu’à Oyapock, pendant le cours d’environ mille lieues, rien ne lui manqua pour les commodités les plus recherchées, ni pour la chère la plus délicate ; à quoi elle ne pouvait s’attendre, ce qui n’a peut-être pas d’exemple dans une pareille navigation, provisions de vins et de liqueurs pour elle, dont elle ne fait aucun usage, abondance de gibier et de poisson, au moyen de deux canots qui prenaient les devants de la galiote. M. le gouverneur du Para avait envoyé des ordres dans la plupart des postes et de nouveaux rafraîchissements.
J’oubliais de vous dire que les souffrances de mon épouse n’étaient pas finies. Qu’elle avait le pouce d’une main en fort mauvais état. Les épines qui y étaient entrées dans le bois, et qu’on n’avait pu encore extirper, y avaient formé un abcès ; le tendon et l’os même étaient endommagés. On parlait de lui couper le pouce. Cependant, à force de soins et de topiques, elle en fut quitte pour les douleurs de l’opération par laquelle on lui tira quelques esquilles à San Pablo, et pour la perte du mouvement de l’articulation du pouce. La galiote continua sa route à la forteresse de Curupa, que vous connaissez, à soixante lieues environ au-dessus du para. M. de Martel, chevalier de l’ordre du Christ, major de la garnison de Para, y arriva le lendemain par ordre du gouverneur, pour prendre le commandement de la galiote, et conduire madame Godin au fort d’Oyapock. Peu après le débouquement du fleuve, dans un endroit de la côte où les courants sont très violents[4], il perdit une de ses ancres ; et comme il eut été imprudent de s’exposer avec une seule, il envoya sa chaloupe à Oyapock chercher du secours, qui lui fut aussitôt envoyé. A cette nouvelle, je sortis du fort d’Oyapock sur une galiote qui m’appartenait, avec laquelle j’allais croiser sur la côte, à la rencontre du bâtiment que j’atteignis le quatrième jour, par le travers de Mayacaré ; et ce fut sur son bord qu’après vingt ans d’absence et de malheurs réciproques, je rejoignis une épouse chérie que ne me flattais plus de revoir. J’oubliai dans ses embrassements la perte des fruits de notre union, dont je me félicite même puisqu’une mort prématurée les a préservés du sort funeste qui les attendaient, ainsi que leurs oncles dans les bois de Canelos sous les yeux de leur mère qui n’aurait sûrement pas survécu à se spectacle[5].
Nous mouillâmes à Oyapock le 22 juillet 1770. Je trouvai en M. de Martel un officier aussi distingué par ses connaissances que par les avantages extérieurs. Ils possède presque toutes les langues de l’Europe, la latine même fort bien, et pourrait briller sur un plus grand théâtre que le Para. Il est d’origine française, de l’illustre famille dont il porte le nom. J’eus le plaisir de le posséder pendant quinze jours à Oyapock, où M. de Fiedmont, gouverneur de Cayenne, à qui le commandant d’Oyapock donna avis de son arrivée par un exprès dépêcha aussitôt un bateau avec des rafraîchissements. On donna au bâtiment portugais une carène dont il avait besoin, et une voiture propre à remonter la côte contre les courants. M. le commandant d’Oyapock donna à M. de Martel un pilote-côtier pour l’accompagner jusqu’à la frontière. Je me proposais de le conduire jusque-là dans ma galiote ; mais il ne me permit pas de le suivre plus loin que le cap d’Orange. Je le quittai avec tous les sentiments que m’avaient inspirés, ainsi qu’à mon épouse, les procédés nobles t les attentions fines qu’elle et moi avions éprouvés de cet officier et de sa généreuse nation ; j’y avais été préparé dès mon précédent voyage.
J’aurais dû vous dire plutôt qu’en descendant l’Amazone en l’année 1749, sans autre recommandation pour les Portugais que le souvenir de la nouvelle que vous aviez répandue à votre passage en 1743 qu’un de vos compagnons de voyage prendrait la même route que vous, je fus reçu dans tous les établissements du Portugal, par les missionnaires et tous les commandants des forts avec toute l’affabilité possible. J’avais fait, en passant à San-Pablo, l’acquisition d’un canot, d’où j’écrivis au gouverneur du grand Para, M. François Mendoza Gorjao, pour lui faire part de mon arrivée et lui demander la permission de passer de Curupa à Cayenne, où je comptais me rendre en droite ligne. Il m’honorait d’une réponse si polie que n’hésitai pas de quitter ma route et à prendre un très long détour pour l’aller remrcier e lui rendre mes devoirs. Il me reçut à bras ouverts, me logea, ne permit pas que j’eusse d’autre table que la sienne, me retint huit jours et ne voulut pas me laisser partir avant qu’il ne partît lui-même pour Saint-Louis de Maranao, où il allait faire sa tournée. Après son départ, je remontait à Cururpa avec mon canot, escorté d’un autre plus grand que m’avait donné le commandant de ce fort pour descendre au Para, qui, comme vous l’avez remarqué, est sur une grande rivière, qu’on a prise mal à propos pour le bras droit de l’Amazone, avec laquelle la rivière de Para communique par un canal naturel creusé par les marées qu’on nomme Tagipuru. Je trouvai à Curupa une grande pirogue qui m’attendait, armée par ordre du gouverneur du Para, commandée par un sergent de la garnison, armée de quatorze hommes pour me conduire à Cayenne, où je me rendis à Macapa, en côtoyant la rive gauche de l’Amazone jusqu’à son embouchure, sans faire comme vous, le tour de la grande île de Joannes ou de Marajo. Après un pareil traitement, reçu sans recommandation expresse, à quoi ne devais-je pas m’attendre depuis que SM.T.S. avait donné des ordre précis pour expédier un bâtiment jusqu’à la frontière de ses Etats, et destiné à recevoir ma famille, pour la transporter à Cayenne ?
Je reviens à mon récit. Après avoir pris congé de M. de Martel sur le cap d’Orange, avec toutes les démonstrations d’usage en pareil cas entre les marins, je revins à Oyapock d’où je me rendis à Cayenne.
Il ne me manquait plus que d’avoir un procès qu j’ai gagné bien inutilement. Tristan me demandait le salaire que je lui avais promis de 60 livres par mois. J’offris de lui payer dix-huit mois, qui étaient le temps au plus qu’aurait duré son voyage s’il eut exécuté la commission. Un arrêt du conseil supérieur de Cayenne, du 7 janvier dernier, l’a condamné à me rendre compte de sept à huit mille francs d’effets que je lui avais remis, déduction faite de mil quatre-vingts livres que je lui devais pour dix-huit mois de salaire entre nous convenus ; mais ce malheureux, après avoir abusé de ma confiance, après avoir causé la mort de huit personnes en comptant l’Indien noyé et tous les malheurs de mon épouse ; après avoir dissipé tout le produit des effets que je lui avais confiés, restait insolvable, et je n’ai pas cru devoir augmenter mes pertes en le nourrissant en prison.
Je crois monsieur avoir satisfait à ce que vous désiriez. Les détails où je viens d’entrer m’ont beaucoup coûté, en me rappelant de douloureux souvenirs. Le procès contre Tristan et les maladies de ma femme depuis son arrivée à Cayenne, qui n’étaient que la suite de ce qu’elle avait souffert ne m’ont pas permis de l’exposer plutôt que cette année à un voyage de long cours par mer. Elle est actuellement avec son père dans le sein de ma famille où ils ont été reçus avec tendresse. M. de Grandmaison ne songeait pas à venir en France ; il ne voulait que remettre sa fille à bord du bâtiment portugais ; mais se voyant dans un âge avancé, sans enfants, pénétré de la plus vive douleur, il abandonna tout et s’embarqua avec elle, chargeant son autre gendre, le sieur Savala, résident aussi à Riobamba, des effets qu’il y avait laissés.
Quelques soins que l’on se donne pour égayer mon épouse, elle est toujours triste ; ses malheurs lui sont toujours présents. Que ne m’a-t-elle coûté pour tirer d’elle les éclaircissements dont j’avais besoin pour les exposer à mes juges dans le cours de mon procès ! Je conçois même qu’elle m’a tu, par délicatesse, des détails dont elle voudraient perdre le souvenir et qui ne pouvaient que m’affliger ; elle ne voulait même pas que je poursuivisse Tristan, laissant encore agir sa compassion et suivant les mouvements de sa pitié envers un homme si malhonnête et si injuste.


[1] C’est le nom que l’on donne, dans nos colonies des îles et du Canada, aux feuillées qui servent d’habitations aux sauvages ; Les Espagnols leur donnent le nom de ranches.
[2] C’est du moins le nom que donnent les Espagnols à ce gibier, assez commun dabs le pays chaud de l’Amérique.
[3] J’ai vu dans ces quartiers des onces, sorte de tigre noir la plus féroce ; Il y a aussi en serpents, les espèces les plus venimeuses, telle que le serpent à sonnette, celle que les Espagnols appellent corat, et le fameux balagao qu’on surnomme à Cayenne serpent Grage.
[4] A l’embouchure d’une rivière dont le nom indien, corrompu à Cayenne, est le Carapa-ourri.
[5] Ma dernière fille était morte de la petite vérole, dix-huit mois avant le départ de sa mère, de Riobamba, âgée de dix-huit à dix-neuf ans. Elle était née trois mois après mon départ de la province de Quito ; et c’est par une de vos lettres de Paris que j’en reçus la nouvelle à Cayenne, en 1752.