La véridique histoire d'une voyageuse perdue dans la forêt des Amazones

En octobre 1769, une Créole du Pérou quitte son hacienda à la tête de trente et un porteurs pour ne plus jamais revenir. Elle s’enfonce dans la forêt d’Amazonie... Son but est de rejoindre son mari, qui se trouve alors en Guyane − un mari français, Jean Godin des Odonais, qu’elle n’a pas vu depuis vingt ans.

Mais son expédition se perd, et les voyageurs meurent tous les uns après les autres dans des conditions atroces... tous sauf Doña Isabel. Seule dans la forêt, elle marche pendant près de deux semaines (ou trois mois selon les sources) avant d’arriver à demi-morte à la mission chrétienne d’Andoas.

Comment a-t-elle pu survivre ? Elle a marché « portée par le désir de revoir un époux tendrement aimé », dira Jean Godin des Odonais. Et répéteront à sa suite tous les auteurs qui s’intéresseront à cette histoire classée dans les exemples magnifiques d’amour conjugal. Le dernier en date : Bernard Giraudeau, dans Cher amour.
Pourtant, les raisons de douter sont nombreuses et solides (voyez plus bas à droite). Que s'est-il réellement passé dans la forêt en ce mois d'octobre 1769 ?

L'enquête faite à Quito

Voici le texte des différents documents qui constituent le dossier de l'enquête faite à Quito (publié dans Anarhis n° 18) (traduction de Christel Mouchard).

Première lettre :
Mon Seigneur, est arrivé ici ce nègre qui avait guidé la famille de don Pedro Grameson, venue de Riobamba vers cette province. Les grandes épreuves qu’ils ont subies sur leur chemin fut cause qu’ils sont restés sur une plage de la rivière Bobonaza et que, entre-temps, le nègre a conduits les canots vers le pueblo d’Andoas, et, étant revenu, n’a trouvé personne sauf du linge dont il ne manquait rien, sauf une hache et un machette [propio], qui sont appréciés des Indiens païens (gentiles) ; selon les indiens andoas, il semble que ce soit l’œuvre des indiens jibaros. Je remets à votre seigneurie le nègre pour qu’il vous informe verbalement…selon les dispositions qui conviendront à votre seigneurie.
Dieu garde votre seigneurie de longues années,
30 janvier 1770, Omagua
Je baise les mains de votre seigneurie
Antonio de la Pena ,

deuxième lettre
Seigneur président
Don Joseph Diguja
Déclaration de deux messieurs (caballeros) l’un don Juan Rocha docteur en médecine, et l’autre don Phelipe Bogé, qui arrivèrent en ce port d’Andoas accompagnés de deux nègres, venus tous avec Dona Isabel Grameson, ses frères, sa famille, dont l’un a pour nom Joaquin, esclave de du padre fray Juan Grameson, et l’autre Pedro venu seulement pour le service de ladite senora et de ses frères tout au long du chemin qu’il ont pris depuis Canelos vers Cayenne. Les susnommés sont arrivés en mon absence car j’étais allé faire une visite à la réduction du village de Pinchis, d’où je revins à Andoas quinze ou vingt jours après que lesdits messieurs et nègres y soient arrivés, lesquels, après mon arrivée, je les ai tenus dix-huit jours de plus, pendant lesquels ils m’ont informés qu’ils étaient venus chercher du secours, un canot et des Indiens, pour la famille de don Pedro Grameson restée sur la rivière de Canelos appelée Bobonaza , ce que, après vérification, s’est révélé exact ; m’a informé aussi le gouverneur du village don Gonzalo Araxara qu’ils étaient arrivés le 8 novembre, à quatre heures de l’après-midi, et qu’ils ont dit venir demander un canot pour envoyer chercher une dame, un religieux, et un autre monsieur, frère de la dame et du religieux, fils de don Pedro Grameson,  une bonne appelée Tomasa, un serviteur appartenant au sieur don Juan Rocha et une petite orpheline nommée Juana, lesquels secours ils ont envoyé deux jours après leur arrivée, avec les meilleurs Indiens du lieu, dont l’alcade du village, le sergent et un autre Indien très estimé appelé Ignacio, tous dans un grand canot, accompagnés du nègre esclave du padre fray Juan Grameson, lesquels, quatorze jours plus tard, compte tenu des difficultés dûes à la crue de la rivière, et malgré la diligence dont font preuve les Indiens quand ils guident les Espagnols ou les religieux sont arrivés là où ils avaient laissés la dame et le reste de la famille [a las diez del dia]. Mais, pleins de stupeur et d’épouvante, ils ont sauté à terre et n’ont trouvé d’âme qui vive ; l’esclave, avec plus de courage que les Indiens, entra dans le rancho, où ils avaient tout laissé. Il trouva tous les lits traînés sur le sol, le linge dispersé sur la plage, des os humains sans plus de chair dans l’intérieur de la forêt [en el monte], et un cadavre dans une espèce de fosse formée par un coude de la rivière, sans d’autre signe de personne, sauf un petit radeau mal fait échoué sur la plage, de l’autre côté de la rivière, lequel pouvait à peine se tenir trois personnes debout ; cela détermina le nègre à diviser les gens d’un côté et de l’autre de la rivière pour voir s’il y avait quelqu’un. , cela l’espace de quatre jours en faisant preuve de la même diligence, entrant dedans l forêt [el monte] à plus de deux lieues, sans trouver aucun vestige, mais toutes ces diligences furent vaines ce qui détermina leur retour,qu’ils firent avec beaucoup de lenteur, deux indiens marchant de chaque côté de la rivière, lesquels n’épargnaient rien, usant de tous les moyens possible pour trouver une trace quelconque. Ils arrivèrent un mois plus n tard après être parti du port d’Andoas avec la triste nouvelle ; on ne peut savoir la cause d’un sort si lamentable, puisque on n’a pas retrouvé une seule personne de cette famille et que c’est un pays très âpre de montagnes vides de tous commerce humain. Formant cette idée d’après l’avis des Indiens, nous croyons que le plus vraisemblable est que survint le drame trois ou quatre jours après que fut laissée la famille dans la montagne, du fait des Indiens barbaros ou des bêtes sauvages qui abondent dans ces parages ; en faveur du premier point, il y a le fait d’avoir trouvé le rancho plein d’herbe et le linge pourri sans rien qui manque même pas le linge de dessous, d’où l’on croit que les indiens infidèles attaquèrent de nuit, quand ils dormaient, les tuèrent tous et les jetèrent dans la rivière puisqu’on on y a trouvé un corps sans chair ; pour le second point, il peut appuyer le premier car ils [la famille] ont pu être effrayés par les tigres, entrer en panique et se jeter dans la rivière , qui n’était pas loin de la hutte, et ceux qui ont pu fabriquèrent un radeau, s’embarquèrent dessus et se noyèrent. Tous les Indiens qui furent chercher la dame et le nègre furent fermes dans leurs déclaration et jurèrent sur la croix que c’était vrai.
Des motifs qui ont déterminé la dame à attendre le secours d’un canot et des indiens du village d’Andoas : ils étaient arrivés à Canelos en un temps bien fatal, car la peste de vérole y battait son plein, beaucoup de gens étaient mort et ceux qui ne l’étaient pas, par peur de la contagion, s’étaient retiré dans l’intérieur des montes ; renoncer au voyage paraissait incertain (menos acertado), les montagnes d’où ils venaient étant âpres, pleines de dangers et de rivières torrentueuses, raison pour laquelle il semble qu’ils s’accordèrent pour continuer et s’embarquer au port de Canelos avec seulement deux indiens, lesquels, au bout de deux jours, les abandonnèrent, fuyant dans la montagne. Voyant qu’il était impossible de retourner vers Canelos puisqu’ils ne connaissaient pas la route dans les montagnes, et encore moins par la rivière qui était très rapide, pleine de roches et de sauts, qui sont terribles même pour des Indiens habiles, se déterminèrent à se remettre à la grâce de dieu, assignant à chacun son emploi : le religieux et son frère à la rame, don Juan à la partie la plus dangereuse qui est la proue car de cette position dépend le sort du canot, les deux nègres à la poupe, mais aucun des efforts des susnommés ne pouvait empêcher qu’à chaque instant le canot soit en péril, tantôt  à cause d’une branche, tantôt à cause d’un rocher, au milieu des rapides, le canot plein d’eau, avec le risque évident d’être submergé ; mais par permission divine et une messe à la vierge qu’ils promirent d’aller écouter les pieds nus (descalzos), cinq jours passèrent après l’abandon des Indiens de Canelos ; le jour suivant, ils virent amarré un canot, avec des traces de pas à côté, et suivant la piste, ils trouvèrent un Indien convalescent de la vérole qui semblait une image de la mort plus qu’un homme vivant, avec un apostème au cou de la taille d’une coiffe de chapeau [copa de sombrero], s’ils eurent de la joie de le voir, plus grande encore fut la sienne car il était désemparé, toute sa famille étant morte de ladite peste ; il s’embarqua et prit le gouvernail du canot, animé de son savoir-faire, mais non de ses forces qui étaient très faibles ; trois jours après qu’il avait embarqué, dans un rapide, par suite d’une faute d’inattention de sa part, le canot se mit en travers sur une branche avec tant de force que don Juan et l’Indien furent jeté dans la rivière à plus de six ou huit varas, car ils s’étaient trouvés tous les deux à la pointe du canot, qui se remplit d’eau, et avec de grands efforts ils arrivèrent sur une plage pour écoper : la dame et sa famille étant grandement, ils poursuivirent leur chemin pendant deux jours, chaque jours amenant des dangers toujours plus grands, la dame en compagnie de ses deux frères, que rien ne put faire changer d’avis, décidèrent de rester sur une plage très large dotée d’une éminence qui semblait n’avoir jamais été touchée par les crues, et ensemble ils avaient des vivres pour un mois et demi ; le jour suivant, qui était un lundi, partirent de cet endroit les susnommés don Juan, don Phelipe et les nègres pour Andoas où ils arrivèrent après cinq jours de navigation et, ayant obtenu les secours, retournèrent rapidement, pour arriver vingt et un jours plus tard sur les lieux quitté, bien qu’ils eussent cheminé de nuit, car la rivière Bobonaza avait beaucoup grossi, et trouvèrent le désastre mentionné, ce que, pour en avoir été informé suffisamment et reçu serment, je donne pour vrai.
Je certifie, moi le docteur Juan Suasti, curé missionnaire du village d’Andoas, Pinchis et Muratas, autant que je le peux, assure que tous les informations et déclarations des deux messieurs, du gouverneur du village et des Indiens qui guidèrent le nègre Juaquin vers la famille Grameson, sur laquelle on ne peut investiguer plus, si ce n’est pour émettre les conjectures pitoyables et probables ; ce que je certifie in verbo sacerdotis être la vérité
Andoas, 15 décembre 1769.

Suit un court texte de Nicolas Romero certifiant que cette lettre est bien écrite par Juan Suasti, et mentionnant que « compte tenu de la connaissance qu’il a de ces montagnes et de ces habitants, il n’a aucune peine à croire à l’événement fatal raconté plus haut ».

Suit un billet de Jean Roche (Juan Roche) accusant réception du nègre Juaquin Grameson des « linge et du reste » mentionné dans un inventaire, à l’exception d’un vieux pantalon de cuir (chupa y calzon viejo ?) et d’un jupon usagé. Daté du 30 janvier 1770. Mentionné que l’inventaire reste avec le linge pour être remis à don Pedro Grameson.

Suit une déclaration de Jean roche, qui évoque les dernières volontés de dona Isabel et du père Fray Juan de Grameson, et certifie qu’il a : « entendu dire au padre Fray Juan de Grameson et à la dame que le nègre Juaquin aurait sa liberté, cela parce qu’il avait accompli un premier voyage à la recherche du bateau envoyé par le gouverneur du Gran Para de la part de Jean Godin, de Cayenne, pour son épouse dona Isabel de Grameson, et que, s’il n’avait pas reçu sa liberté à ce moment, c’était seulement parce que, ayant une bonne connaissance des lieux à traverser, il devait les accompagner jusqu’au bateau. C’était « à cause d’une mort tan inopinada » que la promesse n’avait pu être exécutée.

Suit une attestation de Juan Suasti que le déclarant a juré dire la vérité.

Suit une attestation de Nicolas Romero que l’attestation est bien de la main de Juan Suasti.

Suit un acte de don Joseph Diguja, colonel des armées royales :

Dans la ville de San Francisco de Quito, le vingt-huit du mois de mai de 1770, le docteur don Joseph Diguja, colonel des armées royales et président de cette Audience royale, pour le roi Notre Seigneur, a dit : attendu que l’alcade ordinaire don Manuel de la Lastra communiqua à Sa Seigneurie comment, ayant su que déambulait dans cette ville un nègre fugitif en provenance de la province de Maynas, il l’a appréhendé et mis dans cette prison royale, et trouvé en sa possession les papiers et la lettre qui figurent en tête de et acte, dans lesquels est narré l’extraordinaire événement qu’a été la disparition de la famille de don Pedro Grameson qui transitait par la rivière Bobonaza dans cette province. Et, en conséquence des graves indices qui pèsent à l’encontre du nègre cité pour avoir été l’un de ceux qui convoyaient ladite famille, et réclamer sa liberté, comme pour avoir caché les papiers cités et la lettre adressée à Sa Seigneurie par le gouverneur de Maynas don Antonio de la Pena, il est indispensable de vérifier l’origine de ces événements tragiques, quelle part y a prise ledit nègre appréhendé, pour quel motif ou cause il est venu dans cette ville et y est resté quelques jours sans se présenter incontinent comme c’était la règle à Sa Seigneurie, et pourquoi il a gardé la lettre et les papiers trouvés sur lui par ledit alcade ordinaire lors de son arrestation, et, avec tout le reste, de découvrir quel délit il a pu commettre ; et aussi, avec quelle permission ou licence a transité la famille citée dans la province de Maynas, ce chemin emprunté étant inusité et non autorisé car proche des colonies portugaises et doit cacher une fraude internationale de linge et de tout ce qu’on peut emporter avec soi pour communiquer avec des étrangers au préjudice de l’Etat. Motif pour lequel il faudra aussi s’enquérir de quels passeports et prétextes se sont trouvé munis dans les missions de Maynas les deux Français Juan Roche et Phelipé Bogé, qui, selon l’information donnée par le curé missionnaire du village d’Andoas, accompagnaient Dona Isabel Grameson et constatèrent sa disaprition. Attendu la gravité e l’importance de la matière, il faut demander que soit maintenu en prison ledit nègre, et aussi que soit transmis
les documents cités au senor don Joseph Ferrer, auditeur et alcade de la cour de cette audience royale afin que, en instruisant la procédure nécessaire, on puisse régulariser et rendre compte des causes et résultats à Sa Seigneurie et délivrer les décisions judiciaires justifiées ; étant communiqué une même note à la Salle royale du Crime. Ainsi le dis-je, et l’ordonné-je, de quoi je donne foi.
Joseph Diguja